Par Juliette Sardet, membre de Notre Affaire à Tous
La décision Loi sur la communication audiovisuelle du Conseil Constitutionnel a introduit la notion d’objectif à valeur constitutionnelle (OVC) en 1982 (1). Dans un premier temps, le Conseil Constitutionnel y entendait « la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socio-culturels ». Plusieurs décisions sont venues préciser le contenu, augmenter le champ ou exposer les conséquences de cette notion. L’octroi de ce statut a pour fondement le fait de mettre en œuvre des principes issus du bloc de constitutionnalité. Les OVC ne créent pas de droits mais constituent des buts à atteindre. Ils se traduisent par une obligation de moyen. Ce sont de précieux outils pour le législateur afin de justifier des dérogations limitées à des exigences constitutionnelles et surtout de les concilier entre elles.
Le 31 janvier 2020, dans le cadre d’un contentieux relatif à des textes interdisant la production, le stockage et la circulation en France des produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées par l’Union européenne, le Conseil Constitutionnel est venu confirmer et étendre le champ des OVC. Par la décision n° 2019-823 QPC, il reconnaît pour la première fois qu’il découle de la Charte de l’environnement de 2004, non plus un « objectif d’intérêt général », mais un « objectif à valeur constitutionnelle deprotection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains » (cons. 4). Il réaffirme également la protection de la santé en tant qu’objectif à valeur constitutionnelle (cons. 5).
Ainsi, si le législateur se voit confirmer la possibilité de porter atteinte à d’autres exigences constitutionnelles au nom de la santé publique, il se voit surtout nouvellement habilité au nom de la protection de l’environnement. Cet article se limitera ainsi à traiter ces deux protections en tant que justifications à des atteintes et non en tant que droits pouvant également être violés.
La consécration, en tant qu’OVC, de la protection de la santé publique dans les années 1990 et de l’environnement en 2020, est le fruit d’une évolution jurisprudentielle propre à chaque enjeu (I). Si ce sceau constitutionnel peut apparaître symbolique au regard des conséquences qu’induit la qualification d’OVC, cette décision constitue une étape essentielle dans l’applicabilité des normes en matière d’environnement par le législateur et à travers de futurs contentieux environnementaux et climatiques (II).
I. Mise en perspective : l’évolution de la santé publique et de la protection de l’environnement dans la jurisprudence constitutionnelle
La position du Conseil Constitutionnel vis-à-vis de la protection de la santé et de l’environnement a évolué au fil de l’évolution d’une société de plus en plus soucieuse des enjeux sanitaires et environnementaux. Le contentieux le plus instructif est celui visant à concilier ces enjeux avec la liberté d’entreprendre – reconnue comme une liberté constitutionnelle découlant de l’article 4 de la DDHC (2). Toute limitation de la liberté d’entreprendre doit être justifiée par une exigence constitutionnelle ou un motif d’intérêt général, à condition que l’atteinte ne soit pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi (3).
A. Reconnaissance de la santé publique en tant d’OVC
Dès les années 1980, découlant du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (4), la santé publique est reconnue comme une exigence constitutionnelle justifiant des limitations par le législateur.
Dans un premier temps, le Conseil Constitutionnel lui accorde une « valeur constitutionnelle » dans la décision n° 93–325 DC du 13 août 1993 relative à la loi de la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France. Afin de justifier des atteintes à la liberté d’entreprendre, la santé publique sera ensuite érigée en « principe constitutionnel » avec la décision de principe n° 90-283 DC du 8 janvier 1991 (5), rendue sur la loi relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme.
Dans un second temps, alors que la santé publique fut de plus en plus mobilisée par le législateur, le Conseil Constitutionnel fut amené à qualifier la santé publique « d’objectif à valeur constitutionnelle » afin de faciliter la conciliation de ces deux exigences. Ce fut le cas des décisions relatives à l’accès aux origines personnelles (6), à la peine complémentaire obligatoire de fermeture de débit de boissons (7), au bisphénol A (8) et à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes (9). La légitimité et l’autorité de la protection de la santé publique se sont progressivement assises.
Sans qu’il apparaisse que le juge constitutionnel veuille remettre en cause cette qualification d’OVC, il s’est parfois contenté de citer cette exigence constitutionnelle sans pour autant la qualifier d’OVC. Il se limitait à évoquer « la protection de la santé », les « exigences de valeurs constitutionnelles » ou « du onzième alinéa ». Ce fut le cas dans les décisions relatives aux conditions d’exercice de certaines activités artisanales (10), au droit de consommation du tabac dans les DOM (11), à la loi de modernisation de notre système de santé (12), à la publicité en faveur des officines de pharmacie (13), à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 (14) et à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 (15).
B. Consécration tardive mais historique de la protection de l’environnement en tant qu’OVC
La reconnaissance du caractère prioritaire de la protection de l’environnement a fait l’objet d’une évolution beaucoup plus prudente. Jusqu’à la décision de janvier 2020, la protection de l’environnement ne fut envisagée que sous l’angle d’un « objectif d’intérêt général » (OIG). Ce dernier constitue également une justification pour porter atteinte à des exigences constitutionnelles, mais ne découle pas du bloc de constitutionnalité. Dans l’équilibre entre différentes normes constitutionnelles, l’OIG pèse relativement moins qu’un OVC face à d’autres exigences constitutionnelles, telles que la liberté d’entreprendre.
D’une manière implicite dans un premier temps, dans la décision n° 2016-605 QPC du 17 janvier 2017, relatif à la Confédération française du commerce de gros et du commerce international, le Conseil constitutionnel a estimé que le législateur « a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général ». De façon explicite cette fois, dans la décision Société Schuepbach Energy LLC (16), relative aux dispositions de la loi du 13 juillet 2011 visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique, le juge constitutionnel estime que le législateur avait pu porter atteinte à la liberté d’entreprendre au nom d’un « but d’intérêt général de la protection de l’environnement ».
La prudence du Conseil Constitutionnel vis-à-vis de la protection de l’environnement découle en grande partie de la position qu’il a vis-à-vis de la Charte de l’environnement. Dans la décision n° 2014-394 QPC rendue le 7 mai 2014, il avait affirmé que si les premiers alinéas de la Charte avaient valeur constitutionnelle, aucun d’eux n’instituait un droit ou une liberté que la Constitution garantit, et qu’ils ne pouvaient être invoqués à l’appui d’une QPC. La même position fut prise à travers la décision n° 2016-737 DC du 4 août 2016, à propos des dispositions relatives à la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016. En se fondant notamment sur « l’objectif d’intérêt général de protection de l’environnement » ainsi que sur « l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé publique », il avait décidé que l’interdiction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques contenant un ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ne portait pas atteinte de façon disproportionnée à la liberté d’entreprendre. Un même statut sera également reconnu dans la décision n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018, relative à la soumission des biocarburants à base d’huile de palme à la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants (17).
I. Innovations et la portée de la décision n° 2019-823 QPC
Dans la décision du 31 janvier 2020, le Conseil Constitutionnel vient confirmer l’existence d’un OVC de santé publique à disposition du législateur. Plus encore, il est venu consacrer « la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains » en tant qu’OVC. Consécration historique semble pouvoir offrir de nouvelles perspectives en terme d’applicabilité des normes de protection de l’environnement et de contentieux environnementaux et climatiques.
A. Consécration audacieuse de la protection de l’environnement en tant qu’OVC
Par cette décision, le Conseil Constitutionnel réalise un revirement de jurisprudence vis-à-vis de la valeur de la Charte de l’environnement. En se fondant sur le préambule de la Charte qui dispose que « l‘avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel (…) l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains (…) la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation (…) afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins », il en déduit, non plus un objectif d’intérêt général, mais un objectif à valeur constitutionnelle. La protection de l’environnement fait désormais partie du bloc de constitutionnalité et constitue un objectif à la disposition du législateur afin de mettre en balance des exigences constitutionnelles, et ce, au même titre que la santé publique.
La seconde innovation réside également dans le champ d’application de la protection de l’environnement. En utilisant la formule « environnement, patrimoine commun des êtres humains », le juge constitutionnel offre la possibilité de prendre en compte les effets de la pollution tant en France qu’à l’étranger. Il avait implicitement pensé ce caractère extraterritorial dans la décision relative à la soumission des biocarburants à base d’huile de palme. En ne relevant pas que l’interdiction de certains produits plastiques jetables n’incluait pas l’activité d’exportation, le Conseil Constitutionnel avait donc considéré que le fait qu’une activité nuisible à l’environnement ou à la santé soit autorisée à l’étranger ne saurait, en soi, priver le législateur français de la possibilité, au nom de la protection de l’environnement ou de la santé, d’interdire aux sociétés régies par le droit français d’y participer. Le juge avait reconnu le pouvoir au législateur de promouvoir, pour ce qui relève de la zone de souveraineté française, des comportements protecteurs, quand bien même cette action positive pourrait se trouver, matériellement, provoquée par des actions nuisibles à l’environnement commises par les entreprises d’autres pays.
B. Portée et attentes vis à vis de l’applicabilité des normes environnementales
Si la santé dispose du statut de principe constitutionnel et d’OVC, l’obtention de la qualification d’OVC pour la protection de l’environnement peut susciter de l’espoir. Cette promotion permet de renforcer nettement la légitimité et l’autorité de l’argument de protection de l’environnement. Cette qualification, symbolique à ce stade, pourrait s’apparenter à un véritable levier pour permettre l’application effective des normes en matière de protection de l’environnement par le législateur. « Cette décision peut donner du courage au législateur : à l’argument du pragmatisme économique souvent défendu par les Ministres et la crainte de voir un amendement “retoqué” par le Conseil Constitutionnel pour violation de la liberté constitutionnelle d’entreprendre, les député.e.s pourront désormais opposer cette décision » avait commenté Marine Denis, porte-parole de l’association Notre Affaire à Tous (18).
Finalement, beaucoup d’espoirs peuvent également être exprimés quant à son invocabilité directe par les juges dans les futurs contentieux de l’urbanisme, de la santé et de l’environnement, dont son effectivité dépendra de la volonté et de l’appréciation souveraine du juge.
Notes
- Décision n° 82–141 DC du 27 juillet 1982, Loi sur la communication audiovisuelle, cons.5.
- Décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, relative aux nationalisations.
- Décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001, Loi relative à l’archéologie préventive.
- Préambule de la Constitution de 1946, alinéa 11 : la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence »
- Décision n° 90-283 DC du 8 janvier 1991 – Loi relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, cons.11.
- Décision n° 2012-248 QPC du 16 mai 2012, M. Mathieu E., cons. 6.
- Décision n° 2015-493 QPC du 16 octobre 2015, M. Abdullah N, cons. 12.
- Décision n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015, cons. 5 et 7.
- Décision n° 2016-737 DC du 4 août 2016, paragr. 39.
- Décision n° 2011-139 QPC du 24 juin 2011, Association pour le droit à l’initiative économique, cons. 8.
- Décision n° 2012-290/291 QPC du 25 janvier 2013, Société Distrivit et autres, cons. 16
- Décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, Loi de modernisation de notre système de santé, cons. 21.
- Décision n° 2013-364 QPC du 31 janvier 2014, Coopérative GIPHAR-SOGIPHAR et autre, cons. 6 et 8.
- Décision n° 2019-795 DC du 20 décembre 2019, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, paragr. 49 à 52.
- Décision n° 2017-756 DC du 21 décembre 2017, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, paragr. 63 à 65.
- Conseil constitutionnel, Décision n°2013-346, QPC du 11 octobre 2013.
- Décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019 – Société Total raffinage France, cons.8.
- Notre Affaire à Tous, communiqué de presse, 31 janvier 2020, La décision du Conseil Constitutionnel crée un tournant historique pour la protection de l’environnement et la justice climatique !