Par Pauline Greiner, membre de Notre Affaire à Tous

Introduction

« Cette décision mémorable reconnaît le besoin pressant de répondre à l’urgence climatique et crée un précédent à suivre pour toutes les cours dans le monde » (1). 

C’est ainsi que David R. Boyd, Rapporteur Spécial de l’ONU sur les droits de l’Homme et l’environnement qualifie la décision rendue le 31 juillet 2020 par la Cour Suprême d’Irlande, annulant le plan national d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES) du gouvernement irlandais (2) et contraignant celui-ci à en adopter un nouveau. 

Ce plan, adopté en 2017 en application de la loi de 2015 sur l’Action Climatique et le Développement Bas Carbone (3) (ci-après « loi de 2015 »), est censé décrire les politiques mises en œuvre par le gouvernement sur la période 2017-2022 pour atteindre son « objectif national de transition » (ONT). Le plan est contesté après sa publication par l’association de protection environnementale Friends of the Irish Environment (FIE), qui le considère insuffisant et invoque la violation de droits constitutionnels tels que le droit à la vie, ainsi que d’un droit implicite à un environnement « compatible avec la dignité humaine », reconnu par la Haute Cour irlandaise un an auparavant (4). Plusieurs fois qualifiée « d’historique » (5), la victoire de FIE dans cette affaire est vue comme extrêmement encourageante pour l’évolution du contentieux climatique dans le monde. Pourtant, la décision ne reconnaît aucune violation des droits de l’Homme résultant de l’inaction climatique de l’État et écarte l’idée de l’existence du droit à un environnement sain. 

Si la décision de la Cour Suprême dans l’affaire FIE contre Irlande crée indéniablement un important précédent, particulièrement à l’échelle de l’Irlande (I), elle conserve néanmoins quelques limites (II).

L’annulation de l’acte administratif : un important précédent pour l’évolution du contentieux climatique

La « justiciabilité » de l’acte était un point très contesté par l’État en première instance : l’acte administratif que constitue l’adoption du plan par le ministre est-il examinable par le juge ? En effet, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, qui en droit irlandais comme en droit français est un principe à valeur constitutionnelle, le juge ne peut s’immiscer dans les décisions de politiques publiques du gouvernement sous prétexte que celles-ci ne sont « pas adaptées ». En première instance, le défendeur (l’État) avait souligné que le plan d’atténuation ne créait de droits ni n’imposait d’obligations et qu’il constituait donc un simple énoncé de politique gouvernementale non susceptible d’être examiné par le juge (6). La Haute Cour avait également conclu que la marge de discrétion laissée au gouvernement par la loi de 2015 pour la mise en œuvre de ses politiques de réduction des émissions de GES ne permettait pas au juge d’estimer que le plan était insuffisant au regard de cette même loi (7). Cependant, les juges de la Cour Suprême ont adopté une autre approche. En effet, l’article 4 de la loi de 2015 énonce quelques conditions précises que doit satisfaire un plan d’atténuation pour être valable. Ainsi, le respect de ces règles relève de l’obligation légale et non de la discrétion du ministre. Les juges estiment donc que le plan est « justiciable » et peut être examiné au regard de la loi de 2015 (8).

Ce passage de la décision est important puisque désormais, en Irlande, il sera admis que les actes du gouvernement pris conformément à la loi de 2015 sur l’action climatique sont examinables par le juge. Il convient cependant de noter que cette loi ne pose pas d’exigences quant à la forme que devront prendre les politiques climatiques mises en place. 

Puisqu’il s’agit d’évaluer le respect d’une obligation légale et non les choix politiques du gouvernement, les juges peuvent soumettre le plan à leur examen. L’article 4 de la loi de 2015 exige que le plan fournisse des détails quant à la manière dont le gouvernement se propose d’atteindre l’ONT sur la période donnée. La Cour Suprême utilise dans son analyse le standard, habituel en common law, de la « personne raisonnable » (9) pour évaluer la compatibilité du plan avec cette exigence de détail. Pour la Cour, le plan doit permettre à « une personne raisonnable et intéressée de juger de si le plan en question est réaliste et de savoir si elle approuve les choix de politiques mises en place pour atteindre l’Objectif National de Transition » (10). Elle constate alors que le plan d’atténuation se trouve « excessivement vague ou ambitieux » par endroits (11), l’empêchant d’atteindre le niveau de spécificité requis par la loi. C’est pour cette raison que la Cour Suprême décide de l’annuler.  

Cette décision établit un important précédent, au moins au niveau national. Un plan d’action climatique, pour être valable, doit être suffisamment transparent et détaillé, car c’est ce qui permet au public d’évaluer concrètement l’efficacité des politiques mises en place par le gouvernement et éventuellement de chercher à engager sa responsabilité. Cette décision clarifie l’obligation qu’a l’État irlandais d’atteindre un niveau satisfaisant de spécificité et de transparence dans ses futurs plans d’atténuation. Il sera désormais impossible pour le gouvernement de n’émettre que des objectifs de long-terme vagues sans détailler les mesures qui permettront de les atteindre, tout en invoquant la marge de discrétion pour éviter l’annulation de l’acte.    

La décision FIE constitue donc une première étape importante pour l’évolution du contentieux climatique en Irlande. En revanche, contrairement à ce que les requérants avaient pu espérer, elle ne passe pas le cap de la reconnaissance de la responsabilité de l’État pour violation des droits humains. Il convient donc d’examiner les limites de cette décision, qualifiée par beaucoup « d’historique ».

Les limites de la décision FIE contre Irlande

Malgré l’annulation de l’acte, la Cour Suprême a refusé de reconnaître la violation des droits humains protégés par la Constitution irlandaise et la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), pour des raisons d’ordre purement procédural. En ce qui concerne les droits explicitement reconnus par la Constitution, FIE invoque la violation du droit à la vie (12) et du droit à l’intégrité physique (13). La Cour a bien reconnu que puisque l’acte était ultra vires (14) et allait être annulé, la question d’une potentielle violation des droits humains par ce même acte pouvait être examinée. Cependant, le fait que l’association FIE soit une personne morale ne bénéficiant pas elle-même de ces droits l’empêche de les invoquer puisqu’elle n’a alors pas intérêt à agir, même au nom de la population au sens large. En effet, ce mode d’action (l’actio populi) n’existe pas en droit constitutionnel irlandais. 

En décembre 2019, dans la très similaire affaire Urgenda contre Pays-Bas (15), la Cour d’appel de la Haye avait reconnu que l’État, en adoptant une politique climatique ne respectant pas les recommandations du GIEC (16), agissait illégalement en violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la CEDH, ainsi que du « devoir de protection » (17) qui en découle (18). FIE s’est aussi vu refuser sa demande de reconnaître une violation de ces mêmes droits protégés par la CEDH puisque, là encore, les juges ont considéré qu’une personne morale ne pouvait revendiquer la violation de droits dont elle ne jouit pas. Cet aspect est donc vite écarté et la Cour n’évoque pas l’existence d’un « devoir de protection » de l’État contre le changement climatique qui découlerait de la CEDH. Les requérants se sont donc heurtés à un problème purement procédural, empêchant ces questions d’être abordées.

Si la Cour Suprême semble là avoir « fermé la porte (…) aux ONG (…) revendiquant des droits constitutionnels personnels et des droits humains » (19), elle a en revanche indiqué qu’elle pourrait examiner de futurs recours similaires, portés par des personnes physiques qui estimeraient que leur droit à la vie, à l’intégrité physique ou même à la propriété privée (20) sont menacés (21). Ce passage est extrêmement important puisqu’il ouvre la voie à des contentieux de ce type en Irlande. Il faudra donc attendre de futurs litiges pour savoir si la responsabilité de l’État irlandais peut être engagée dans le cadre d’une politique climatique entraînant la violation de droits constitutionnels. En cela, l’arrêt FIE ne représente qu’une première étape pour l’évolution du contentieux climatique en Irlande.

Dans l’affaire FIE, il n’a jamais été retenu par les juges que l’État agissait illégalement en violation d’un devoir ou de droits humains. La Cour n’enjoint pas non plus l’État à adopter des mesures spécifiques plus ambitieuses mais seulement à se soumettre à l’exigence de détail requis par la loi. De même, cette décision a été prise dans un contexte législatif et constitutionnel spécifique à l’Irlande et ne concerne qu’un plan visant la période 2017-2022, dont la durée de vie est donc désormais de moins de deux ans. Bien qu’il ne faille pas ignorer la notion de « dialogue des juges » et reconnaître l’influence que pourrait avoir cette décision sur de futurs contentieux climatiques dans le monde, notamment sur l’exigence de transparence dans l’élaboration de politiques climatiques, elle aura tout de même une portée limitée à l’international.

En conclusion, cette décision est retentissante pour plusieurs raisons : pour la deuxième fois seulement, un gouvernement se voit contraint de modifier son plan d’action climatique à la suite d’une décision judiciaire. À l’échelle nationale, le précédent ainsi créé est extrêmement important puisque cette décision confirme la possibilité pour les juges irlandais d’examiner la validité de tout futur plan d’atténuation au regard de la loi sur l’action climatique de 2015. De même, il est désormais clair que ces plans devront contenir un niveau de détail permettant à la population de comprendre et d’évaluer les politiques mises en place pour atteindre l’ONT. Cette décision ayant prouvé qu’il est possible de contester, avec succès, un plan d’action climatique en raison de son manque de transparence, d’autres contentieux pourraient suivre dans le monde. En cela, la décision FIE est susceptible d’avoir une influence dépassant largement les frontières de l’Irlande.

Cependant, bien qu’elle n’en écarte pas la possibilité dans un futur contentieux plus adapté, la décision ne reconnaît aucune violation des droits de l’Homme ni aucun devoir de protection de l’État contre le changement climatique, contrairement à ce qui avait été le cas aux Pays-Bas avec l’affaire Urgenda. Elle n’enjoint pas non plus l’État à adopter une politique climatique plus ambitieuse mais simplement à adopter un plan d’atténuation plus détaillé, dans le contexte spécifique de la loi sur l’action climatique de 2015. Si cette décision est extrêmement encourageante et représente une première étape indispensable pour l’évolution du contentieux climatique en Irlande, vu de l’étranger elle est principalement une victoire symbolique et une source d’inspiration pour les contentieux en cours et à venir.  

Notes

  1.  « This landmark decision recognizes the urgency of responding to the climate emergency and sets a precedent for courts around the world to follow », Climate Case Ireland, ‘Amidst A Climate And Biodiversity Crisis, Hope Emerges: Friends Of The Irish Environment Win Historic ‘Climate Case Ireland’ In The Irish Supreme Court’ (2020) < https://www.climatecaseireland.ie/amidst-a-climate-and-biodiversity-crisis-hope-emerges-friends-of-the-irish-environment-win-historic-climate-case-ireland-in-the-irish-supreme-court/> (consulté le 19 septembre 2020)
  2.  Department of Communications, Climate Action & Environment, National Mitigation Plan (juillet 2020) 
  3.  House of the Oireachtais, Climate Action and Low Carbon Development Act, act 46 of 2015 (10 décembre 2015) 
  4.  Haute Cour, 21 novembre 2017, Merriman v Fingal County Council; Friends of the Irish Environment Clg v Fingal County Council, IEHC 695 
  5.  Voir par exemple Green News, « ‘It was just an incredible moment’ – reactions to the historic climate case ruling », 7 août 2020 [En ligne] https://greennews.ie/climate-case-win-reactions/ (consulté le 20 septembre 2020) ; Greta Thunberg, publication sur Twitter, 31 juillet 2020 [En ligne] https://twitter.com/gretathunberg/status/1289273895816531968 (consulté le 20 septembre 2020)
  6.  Haute Cour d’Irlande, 19 septembre 2019, Friends of the Irish Environment Clg v The Government of Ireland, Ireland and the Attorney General, IEHC 747, 42
  7.  Ibid, 97, 112, 113
  8.  Cour Suprême d’Irlande, 31 juillet 2020, Friends of the Irish Environment Clg v The Government of Ireland, Ireland and the Attorney General, 205/19, 8.15
  9.  Reasonable person
  10.  Supra (n 8) 9.2 
  11.  Ibid, 6.43
  12.  Constitution de l’Irlande, article 40
  13.  Ibid
  14.  C’est-à-dire en dehors des pouvoirs du ministre ayant pris l’acte
  15.  Cour Suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, The State of the Netherlands v Stichting Urgenda, 19/00135
  16.  Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat 
  17.  Duty of care
  18.  Arnaud Gossement, « [Contentieux climatique] Affaire Urgenda c. État des Pays-Bas : la décsion de la Cour Suprême des Pays-Bas est-elle historique ou symbolique ? », 26 décembre 2019 [En ligne] http://www.arnaudgossement.com/archive/2019/12/23/contentieux-climatique-decision-de-la-cour-supreme-des-pays-6200354.html (consulté le 19 septembre 2020)
  19.  Tony Lowes, ‘Why Climate Decision is Important’, The Irish Time (7 August 2020) [En ligne] http://www.arnaudgossement.com/archive/2019/12/23/contentieux-climatique-decision-de-la-cour-supreme-des-pays-6200354.html (consulté le 19 septembre 2020)
  20.  Supra (n 12) article 43
  21.  Supra (n 8) 8.17