Par Amina Medgoud, membre de Notre Affaire à Tous

Introduction

« Our challenge is to create a new language, even a new sense of what it is to be human. It is to transcend not only national limitations, but even our species isolation, to enter into the larger community of living species. This brings about a completely new sense of reality and value » (1)

Reconnaître des droits à la Nature interroge notre rapport au monde. En effet, l’Homme moderne occidental, « maître et possesseur de la nature » (2) l’apprivoise et la soumet pour l’exploiter. A cet état de fait, le droit de l’environnement oppose une autre vision du rapport de l’Homme à la Nature qui permet de corriger les abus de son exploitation par des garanties et protections. En France, l’intégration de la Charte de l’environnement dans le bloc de constitutionnalité en 2004 (3) et la création du préjudice écologique dans le Code civil (4) reflètent cette « préoccupation environnementale ». Par ailleurs, la qualification juridique des biens environnementaux (5) nourrit les réflexions doctrinales. Objet extérieur aux personnes (6), les entités naturelles ne sont pas non plus des choses (7). Leur qualification semble donc changer selon la façon dont l’Homme souhaite en disposer. S’il peut exercer son droit de propriété sur certaines choses, il en va différemment lorsque ces entités sont « protégées » par le droit de l’environnement. Dans la perspective française, les « biens communs » bénéficient ainsi d’une protection disparate, non unifiée. Ils ne sont qu’une partie d’un tout, jamais envisagés en tant que détenteurs de droits liés à leur valeur intrinsèque (8).

Pourtant, le dérèglement climatique, les catastrophes environnementales répétées, les conséquences manifestes de la surproduction et la surconsommation sont autant de signaux qui incitent à repenser cette construction juridique anthropo-centrée. Aussi, l’émergence de droits de la nature compris comme un « ensemble de règles reconnaissant et protégeant, au titre leur valeur intrinsèque, les entités naturelles et écosystèmes en tant que membres interdépendants de la communauté indivisible de la vie » (9) révèle-t-elle ce changement de paradigme. Ainsi, il ne s’agit plus de considérer la Nature comme objet mais bien comme sujet de droit autonome, au-delà de ce que permet aujourd’hui le droit de l’environnement. Cette modification radicale de notre relation au monde sape la conception jusnaturaliste du droit qui sacralise l’universalité et l’inaliénabilité des droits humains. En effet, les droits humains sont des droits naturels qui font de l’Homme le fondement et le sujet primordial de notre système de droits et de garanties des droits. Cet édifice juridique ne peut être détaché d’une certaine dimension politique et économique des rapports de l’Homme en société et dans son environnement. 

La confrontation entre ce bloc de droits et celui des droits de la nature apparaît alors pour certains comme le résultat inéluctable d’un rééquilibrage nécessaire afin de mieux protéger l’Homme et son environnement. Pour d’autres, a contrario, elle porte en elle les germes d’une dangereuse déconstruction juridique qui pourrait aboutir à créer « des droits sans l’homme » (10).

Si la création de droits de la nature semble induire le glissement d’un système juridique anthropo-centré au profit d’un droit bio-centré (I), ce changement de paradigme n’implique pas nécessairement une incompatibilité entre droits humains et droits de la nature (II). 

Droits de la nature et droits humains : passage d’un droit anthropo-centré à un droit bio-centré

Les premières mentions du droit de la nature apparaissent dans l’ouvrage de Christopher Stone en 1972, « Should trees have standing ? » (11). D’autres auteurs, à l’instar de Thomas Berry, contribuent à conceptualiser une théorie « écologique » du droit dont la portée remet en cause la légitimité de notre système juridique anthropo-centré qui assujettit la planète à l’économie (12). Cette théorie juridique se nourrit, en premier lieu, des idées de communauté et de renforcement mutuel (« mutual-enhancement ») qui fondent la Jurisprudence de la Terre (« Earth Jurisprudence ») :

« The basic orientation of the common law tradition is toward personal rights and toward the natural world as existing for human use. There is no provision for recognition of nonhuman beings as subjects having legal rights … the naive assumption that the natural world exists solely to be possessed and used by humans for their unlimited advantage cannot be accepted … To achieve a viable human-Earth community, a new legal system must take as its primary task to articulate the conditions for the integral functioning of the Earth process, with special reference to a mutually enhancing human-Earth relationship » (13)

En ce sens, la « communauté de la Terre » est un prérequis à l’existence humaine qui hisse la loi primordiale, « Great law », au rang des droits naturels (14). Cette idée prend corps à travers la définition de la loi primordiale que donne Cormac Cullinan, c’est-à-dire un ensemble de droits ou principes qui gouvernent le fonctionnement de l’univers (15). La Jurisprudence de la Terre assimile les droits de la nature à des droits naturels et, ce faisant, admet la diversité et l’entièreté de la nature et reconnaît sa valeur intrinsèque et immuable. Ainsi, selon Thomas Berry, la Jurisprudence de la Terre reposent sur plusieurs principes fondamentaux : la valeur intrinsèque de toutes les composantes du vivant ; la reconnaissance des caractères primordial et premier des droits de la nature ; l’indivisibilité de la nature, chaque entité du vivant appartenant à un tout interdépendant, l’Homme y compris (16).

Cette conception renverse la théorie des droits de l’Homme. En effet, le caractère fondamental des droits de l’Homme repose sur le principe de la dignité humaine. Le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée le 10 décembre 1948 traduit cette idée : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » (17). Par ailleurs, en droit français, l’article 16 du Code civil dispose : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie » (18). Aussi, est-ce toujours l’Homme, dans ses interactions avec autrui, avec l’État et avec son environnement, qui est au cœur du système occidental de droits et de protections mis en place depuis la fin du XVIIIème siècle. 

La première difficulté qui découle de ce changement paradigmatique a trait à la perte de sens du caractère fondamental à tout système juridique des droits humains. C’est ainsi que la hiérarchie des droits conçue par certains auteurs aboutit à placer les droits de la nature au coeur du système des droits fondamentaux et ce, au détriment des droits de l’Homme qui deviennent « un sous-système des droits de la nature » (19). La seconde renvoie aux critiques formulées à l’encontre du système de droit bio-centré : est identifié un risque élevé de contradictions entre droits humains et droits de la nature qui pourraient engendrer le recul des premiers au profit des seconds (20). Pour nombre d’auteurs, cette difficulté s’illustre concrètement sur le terrain de la liberté individuelle : la conciliation de cette dernière avec la préservation d’entités naturelles n’est possible qu’après la limitation de cette liberté fondamentale (21). D’autres critiques tendent à démontrer le fait que la perspective bio-centrée des droits, en modifiant les rapports des Hommes à la Terre, bat en brèche les droits de propriété. Finalement, un système bio-centré exclurait de facto certains droits humains fondamentaux. 

Pourtant, malgré les difficultés, ce changement de paradigme se traduit déjà en droit positif dans certains pays et met en évidence l’interdépendance évidente entre droits de la nature et droits humains.

Droits de la nature et droits humains : entre autonomie et interdépendance

À ce jour, plus de vingt pays ont reconnu des droits à la Nature. Cette reconnaissance peut être constitutionnelle, législative ou juridictionnelle. 

La reconnaissance constitutionnelle des droits de la nature induit la prise en considération de la valeur préexistante du vivant et de la nature, comme un écho à la théorie de la jurisprudence de la Terre. La Constitution Équatorienne de 2008 (22), premier texte national à valeur contraignante, reconnaît la nature comme sujet de droits dans son article 10. L’article 71 de cette même Constitution reconnaît que « La nature, ou Pacha Mama, où la vie est reproduite et se produit, a droit au respect intégral de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles de vie, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs ». En outre, la Loi sur la Terre Mère de la Charte Bolivienne de 2010 (23) fait de la Pacha Mama un « sujet collectif d’intérêt général » et la décrit comme « une communauté indivisible ». À ce titre, des droits sont octroyés à la Pacha Mama, au premier rang desquels le « droit à la perpétuation de l’intégrité des écosystèmes et des processus naturels qui les soutiennent ». 

D’autres pays ont reconnu, via une loi ou une jurisprudence, la personnalité juridique à des entités naturelles. À titre d’exemples, les lois Néo-zélandaises ont reconnu la personnalité juridique au Parc naturel Te Urewera en 2014, puis au fleuve Wahanganui en 2017 (24). En Inde, la Haute Cour de l’Etat Uttarakhand, par deux jugements des 20 et 30 mars 2017, reconnaît le bénéfice de la personnalité juridique à deux fleuves, le Gange et la Yamuna. Puis, dans un second jugement, aux ensembles naturels les englobant, et à deux glaciers au sein desquels ils prennent leur source (25). Ces décisions ont été depuis annulées (26). En Colombie, dans un jugement de 2016, la Cour constitutionnelle a conféré la personnalité juridique au fleuve Atrato (27). Enfin, l’octroi de la personnalité juridique à un écosystème ou entité naturelle suppose la mise en place d’un système de protection. En Inde, le Gange a ainsi été placé sous la tutelle de plusieurs personnalités dont des avocats et un président d’université. En Nouvelle-Zélande, le Fleuve Whanganui est sous la protection de la communauté maorie et d’un représentant de l’État. 

Ce changement de paradigme s’exprime également au niveau international. C’est ainsi qu’a été instituée une journée internationale de la Terre lors de la 63e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, qu’un document intitulé « L’avenir que nous voulons » qui mentionne les droits de la nature (28), a été préparé à l’issu de la conférence des Nations Unies sur le développement durable en 2019 ou encore que des objectifs visant à « garantir les droits de la nature » ont été inclus dans le programme de travail de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) 2017-2020 (29). Enfin, en 2018 et 2019, l’ONU a publié sa 10e Résolution sur l’harmonie avec la nature (30). D’autres initiatives internationales ont aussi profondément marqué le développement des droits de la Nature telle la création du Tribunal International des Droits de la Nature lors de la COP21.  Prévu par la Déclaration Universelle des Droits de la Terre mère (DUDTM) (31), il a pour mission d’enquêter et juger les violations de la DUDTM, de développer la Jurisprudence de la Terre et de promouvoir le respect des droits et devoirs de la DUDTM.

L’effectivité de ces droits est démontrée dans certaines juridictions à l’instar de l’Équateur : les cours se sont elles-mêmes imputées la responsabilité de la mise en oeuvre des droits constitutionnellement garantis à la nature : 

« It is an obligation to this Court as guardian of the enforcement of constitutional mandates, to materialize the will of the constituent in granting rights to nature » et d’ajouter « whereas in case of doubt about its scope, legal principles and rules shall be applied in the meaning most favorable to the protection of nature » (32)

Pourtant, malgré les réels points d’achoppement conceptuels engendrés par la reconnaissance des droits de la nature, il est possible de transcender ces difficultés grâce à l’évidente interdépendance qui lie ces droits aux nôtres. Ainsi, la prise en compte des « générations futures » (33) permet-elle d’envisager la préservation de la nature comme condition sine qua non à la survie de l’humanité. En outre, le développement des droits bio-culturels, concept fondé par Kabir Bavikatte, a pour objectif de protéger les peuples autochtones et communautés locales puisque leurs activités et leurs existences sont intrinsèquement liées à la protection de l’environnement. Ce lien essentiel s’exprime aussi à travers la lettre de l’article 8 de la Convention sur la diversité biologique (34) qui dispose que chaque partie contractante « préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones  locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique » (35).

Dès lors, dans cette perspective, les droits de la nature ne remettent pas en cause les droits humains mais, au contraire, les renforcent et les protègent. La personnalisation de la nature apparaît alors comme une nécessité qui met en évidence l’interdépendance essentielle entre l’Homme et la Nature. Comme le disait Klaus Töpher, ancien directeur du Programme des Nations Unies pour l’environnement : « Human rights cannot be secured in a degraded or polluted environment » (36).  

Notes

  1. Thomas Berry, « The Ecological Age »,dans « The Dream of the Earth  », (1982), 42
  2.  Descartes, « Discours de la Méthode », Sixième Partie
  3.  Conseil Constitutionnel, «La charte de l’environnement »
  4.  C.civ., article 1246 à 1252
  5.  C. De Klemm, G. J. Martin, M. Prieur et J. Untermaier, « Les qualifications des éléments de l’environnement », dans  « L’écologie, et la loi » , L’Harmattan, (1989), 53
  6.  W. Dross, Droit civil, « Les choses », LGDJ, (2012), no 1
  7.  C.civ, Art. 714
  8.  G. J. Martin, « Les “biens-environnements” : une approche par les catégories juridiques », RIDE (2015), 139
  9.  Droit de la nature, « Définition et principaux droits de la nature », https://droitsdelanature.com/definition-principaux-droits-de-la-nature 
  10.  Expression de Manon Altwegg-Boussac dans « Les droits de la nature, des droits sans l’homme ? Quelques observations sur des emprunts au langage du constitutionnalisme », Revue des droits de l’homme, n°17 2020
  11.  Christopher Stone, « Should trees have standing – toward legal rights for natural objects », Southern California Law Review 45 (1972), 450-501
  12.  Thomas Berry, « Legal Conditions for Earth’s Survival » dans ed. Mary Evelyn Tucker, Evening Thoughts: Reflecting on Earth as a Sacred Community, (2006), 107
  13.  Thomas Berry, « The Viable Human »,  dans The Great Work, (1999), 5-6
  14.  Ibid, 20 : « supremacy of the already existing Earth governance of the planet as a single, interconnected Community »
  15.  Cormac Cullinan, « Wild Law: A Manifesto for Earth Justice », (2003), 84
  16.  Thomas Berry, « The Origin, Differentiation and Role of Rights », 2001
  17.  ONU, « Déclaration universelle des droits de l’homme », préambule, https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/ 
  18.  C.civ, art.16
  19. Gaia presse, «Droits de la nature, un nouveau paradigme pour la protection de l’environnement », (2017), http://www.gaiapresse.ca/2017/11/les-droits-de-la-nature-un-nouveau-paradigme-pour-la-protection-de-lenvironnement/ 
  20.  Hugo Echeverria, « Rights of nature : “the Ecuadorian case”», (2017), http://esmat.tjto.jus.br/publicacoes/index.php/revista_esmat/article/view/192/178 
  21.  James L. Huffman, « Do species and nature have rights », Public law and Resources Law Review 13, (1992), 63
  22. Constitution de la république de l’Equateur, (2008), https://www.silene.ong/wp-content/uploads/2018/10/Constitucion_del_Ecuador_2008.pdf
  23.   Rio+20, « Déclaration Universelle des Droits de la Terre mère », (2012), http://rio20.net/fr/propuestas/declaration-universelle-des-droits-de-la-terre-mere/ 
  24.  Australian Earth Law Alliance,  «  New Zealand – legal rights for forests and rivers » https://www.earthlaws.org.au/what-is-earth-jurisprudence/rights-of-nature/new-zealand/ 
  25.  AFP, « Inde : le Gange doté d’une personnalité juridique », Geo, (21 mars 2017), https://www.geo.fr/environnement/inde-le-gange-dote-d-une-personnalite-juridique-172052 
  26. Thomas Saintourens, « Gange : pourquoi le fleuve sacré a-t-il été déchu de ses droits ? », Geo, (2018), https://www.geo.fr/voyage/video-pourquoi-le-gange-a-t-il-ete-dechu-de-ses-droits-188964 
  27.  Notre Affaire à Tous, « Cour constitutionnelle de Colombie, 10 novembre 2016, ​Centro de Estudios para la  Justicia Sociale “Tierra Digna”​, T-622 de 2016 » https://notreaffaireatous.org/wp-content/uploads/2019/05/Tierra-Digna.pdf 
  28.  ONU, « L’avenir que nous voulons», paragraphe 39 sur l’harmonie avec la nature
  29.  UICN, « Programme de l’UICN 2017-2020 » , https://www.iucn.org/fr/a-propos/programme 
  30.  Assemblée générale des Nations Unies, résolution 66/204, « Harmonie avec la nature », (22 décembre 2011)
  31.  Rio+20, « Déclaration Universelle des Droits de la Terre mère », (2012), http://rio20.net/fr/propuestas/declaration-universelle-des-droits-de-la-terre-mere/ 
  32. Corte Constitucional del Ecuador, Resolución No. 0567-08-RA.
  33.  La Déclaration de Rio sur la biodiversité en 1992, L’article 33 de la Constitution bolivienne
  34. ONU, « Convention sur la diversité biologique », (1992), https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf 
  35.  Fabien Girard, « Communs et droits fondamentaux : la catégorie naissance des droits bioculturels », RDLF 2019, Chron. n°28, http://www.revuedlf.com/droit-fondamentaux/communs-et-droits-fondamentaux-la-categorie-naissante-des-droits-bioculturels/ 
  36.  Déclaration de Klaus Töpher lors de la 57ème session de la Commission des droits de l’Homme en 2001