Par Grâce Favrel, avocate au barreau de Paris et membre de Notre Affaire à Tous
A titre préliminaire, il est important de rappeler que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après, “la Convention”) ne contient aucune référence implicite ou explicite à l’environnement. Cela s’explique par le fait que la Convention a été signée par les Etats membres du Conseil de l’Europe en 1950, bien avant l’émergence de préoccupations environnementales sur la scène internationale. Si par la suite, plusieurs initiatives ont tenté de faire adopter un Protocole additionnel, consacrant le droit de vivre dans un environnement sain, rattaché à la Convention, ces dernières se sont toutes heurtées à la frilosité des organes politiques du Conseil de l’Europe.
Nonobstant l’absence d’un droit à l’environnement, à la faveur d’une approche évolutive tenant compte des évolutions de la société, le juge de Strasbourg a développé une jurisprudence en matière environnementale reposant principalement, mais pas uniquement, sur le nexus santé et environnement. Cette jurisprudence consacre une protection par ricochet d’un droit à l’environnement lorsque la dégradation de l’environnement peut compromettre l’exercice des droits garantis par la Convention.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, “la Cour”) en matière de santé et d’environnement, a pu, entre 1990 et 2003, paraître progressiste. Cependant, elle a depuis perdu de son audace. Se cantonnant à protéger le droit à la santé environnementale, la Cour a par ailleurs bornée son contrôle aux situations extrêmes. Il y a d’ailleurs peu d’arrêts récents sur cette question.
Si les affaires relatives à l’environnement ont pu être traitées sous l’angle du droit à la propriété, protégé par l’article 1 du Protocole additionnel numéro I, les requêtes afférentes à la santé environnementale ont été traitées principalement au regard de leur compatibilité aux article 2 et 8 de la Convention (I). Malgré une jurisprudence parfois créative, la position de la Cour en matière de santé environnementale est insuffisante au regard des aspirations de la société et de l’urgence climatique (II).
I. Les fondements textuels en cas d’atteinte à l’environnement causant une dégradation de l’état de santé
En de rares occasions, la cour a sanctionné les atteintes à la santé environnementale au visa de l’article 2. Le plus souvent cependant, c’est sur le fondement de l’article 8 que la Cour apprécie de telles affaires.
a) L’article 2 : le droit à la vie
Aux termes de l’article 2 de la Convention :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi ».
Cette disposition impose aux Etats de s’abstenir d’infliger délibérément la mort, en dehors des exceptions prévues par ledit article. En outre, la Cour a déduit de l’article 2 une obligation positive des Etats de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes, y compris lorsque le danger provient de l’action d’entités privées. C’est ainsi que la Cour a pu considérer que la protection de l’article 2 s’appliquait dans le contexte d’activités dangereuses.
Selon la Cour, l’obligation positive des Etats implique en premier lieu que les Etats mettent en place une législation protectrice adaptée au risque encouru. En second lieu, les Etats doivent garantir l’information du public en cas de danger. Enfin, l’article impose des obligations procédurales aux Etats, qui se doivent de mettre en place des mesures de surveillance et en cas d’incident des procédures de détermination de responsabilité.
Le manquement à l’obligation positive des Etats, tiré de l’article 2, a ainsi été sanctionné dans l’arrêt Öneryildiz contre Turquie concernant l’explosion de méthane survenue dans une décharge municipale. Se fondant sur les rapports d’experts qui avaient attiré l’attention des autorités sur un tel risque, la Cour a considéré que l’Etat avait manqué à son obligation positive de prendre des mesures préventives pour protéger les personnes vivant à proximité de la décharge. Il a également été reproché à la Turquie de ne pas avoir informé les résidents sur le risque qu’ils encouraient ainsi que les lacunes de sa législation (CEDH 30 novembre 2004, Öneryildiz contre Turquie, requête n°48939/99).
b) L’article 8 : le droit à la vie privée et familiale
L’article 8 de la Convention prévoit que :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Grâce à une interprétation extensive de la notion de domicile, le juge de Strasbourg a pu développer une jurisprudence au visa de l’article 8. Selon la Cour :
« [Le domicile est] conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui de la jouissance, en toute tranquillité dudit espace. Des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas seulement les atteintes matérielles ou corporelles telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences. Si les atteintes sont graves, elles peuvent priver une personne de son droit au respect du domicile parce qu’elles l’empêcheraient de jouir de son domicile » (CEDH 16 février 2005, Moreno Gómez contre Espagne, requête n°4143/0, §53).
Au motif que l’article 8 de la Convention ne contient aucun droit exprès à l’environnement, la Cour rappelle de manière constante qu’une dégradation de l’environnement n’entraîne pas nécessairement une violation dudit article. Pour qu’une question relève de l’article 8, il convient de démontrer un seuil de gravité suffisant. Selon la Cour, la gravité peut s’apprécier tant à l’aune de l’atteinte à l’environnement qu’à l’aune des conséquences sur l’état de santé du requérant.
C’est notamment ce qui ressort de l’arrêt Lopez Ostra contre Espagne, où la Cour a estimé qu’« une grave pollution de l’environnement peut porter atteinte au droit à la vie privée et familiale sans pour autant mettre en grave danger la santé » (CEDH 9 décembre 1994, requête n°16798/90, §51). Dans cette affaire, Madame Lopez avait été contrainte de quitter son logement en raison des nuisances causées par une station d’épuration et sur recommandation du pédiatre de son enfant. Les autorités espagnoles qui ne remettaient pas en cause l’existence de nuisances, arguaient de l’absence de risque sanitaire grave pour contester la violation alléguée de l’article 8. Cet argument n’a pas été entendu par les juges de Strasbourg.
Dans l’affaire Fadeïeva contre Russie, la Cour a relevé que « les éléments de preuve indirecte et les présomptions concordent si étroitement qu’il est possible d’en déduire que l’exposition prolongée de l’intéressée aux émissions industrielles rejetées par le complexe Severstal est la cause de la dégradation de son état de santé » (CEDH 9 juin 2005, Fadeïeva contre Russie, requête n°55723/00, §88). Ayant estimé que les autorités avaient laissé s’installer une activité polluante enfreignant les normes écologiques définies par l’Etat dans une zone fortement peuplée, la Cour condamna la République de Russie pour avoir manqué à l’obligation positive de prévention qu’il tient de l’article 8.
Le même raisonnement a été tenu dans l’arrêt Dubetska et autres contre Ukraine au sujet de l’exploitation d’une mine de charbon (CEDH 10 février 2011, Dubetska et autres contre Ukraine, requête n°30499/03).
II. Les limites de la création prétorienne de la Cour en matière de santé et d’environnement
Si la jurisprudence de la Cour permet de protéger les individus d’une atteinte à l’environnement qui porterait préjudice à leur état de santé, trois limites peuvent être constatées.
Premièrement, la Cour se refuse à reconnaître un droit à un environnement sain. Deuxièmement, lorsqu’est en cause une question liée à la santé et l’environnement, la Cour reconnaît une large marge d’appréciation aux Etats, réduisant ainsi l’étendue de son contrôle.
a) Le refus de reconnaître un droit à un environnement sain
La Cour se refuse dans ses arrêts à reconnaître explicitement le droit à un environnement sain. Par un arrêt de Grande chambre, la Cour estime que :
« la protection de l’environnement doit être prise en compte par les Etats lorsqu’ils agissent dans le cadre de leur marge d’appréciation et par la Cour lorsqu’elle examine la question du dépassement ou non de cette marge, mais il ne serait pas indiqué que la Cour adopte en la matière une démarche particulière tenant à un statut spécial qui serait accordé aux droits environnementaux de l’homme » ( CEDH 8 juillet 2003, Hatton et autres contre Royaume Uni, requête n° 36022/97, § 122).
Dans le même esprit, l’arrêt Faïdeva contre Russie rappelle que « les droits et libertés protégés par la Convention ne comportent pas un droit à la préservation de la nature en tant que tel » (Fadeïeva contre Russie, Ibid., §68). Par ailleurs, dans l’affaire Kyrtatos contre Grèce du 22 mai 2003, la Cour affirme sans équivoque que « ni l’article 8 ni aucune autre disposition de la Convention ne garantit spécifiquement une protection générale de l’environnement en tant que tel ; d’autres instruments internationaux et législations internes sont plus adaptés lorsqu’il s’agit de traiter cet aspect particulier » (CEDH 22 mai 2003, Kyrtatos contre Grèce, requête n° 41666/98, §52)
Il s’ensuit que la Cour se borne à une protection de l’environnement par ricochet. En vertu de ce principe « l’élément crucial qui permet de déterminer si, dans les circonstances d’une affaire, des atteintes à l’environnement ont emporté violation de l’un des droits sauvegardés par le paragraphe 1 de l’article 8 est l’existence d’un effet néfaste sur la sphère privée ou familiale d’une personne, et non simplement la dégradation générale de l’environnement. » (Ibid.). Dès lors, des atteintes à l’environnement qui n’entraîneraient pas simultanément une atteinte à d’autres droits ne peuvent pas être sanctionnées par la Cour. La Cour adopte ainsi une approche anthropocentriste qui empêche toute protection per se des éléments naturels.
Au demeurant, les principes développés par la Cour en matière de santé et environnement font obstacle à l’action des associations œuvrant pour la protection de l’environnement. En effet, selon les critères d’applicabilité des articles 2 et 8 définis par la Cour, seule une personne individuelle peut porter une requête, ce qui est inadapté au contentieux environnemental. Cela empêche par ailleurs toute action préventive, ce qui est contraire au principe de précaution désormais bien établi en droit de l’environnement.
b) La large marge d’appréciation reconnue aux Etats
La Cour rappelle que les autorités nationales sont les mieux placées pour appréhender les aspects sociaux et techniques des questions environnementales. Pour cette raison, elle reconnaît une large marge d’appréciation aux Etats dans l’évaluation de l’équilibre qui doit être ménagé entre les intérêts divergents, que peuvent constituer l’économie, l’environnement et la santé.
Ce faisant, elle se borne à effectuer un contrôle de l’erreur manifeste. Parmi les affaires sanctionnées par la Cour, beaucoup impliquent un manquement des Etats à leur obligation de faire appliquer le droit interne comme dans l’affaire Faïdeva contre Russie. De même la Cour veille au respect par les Etats d’un processus décisionnel permettant la réalisation d’enquêtes et d’études appropriées, accessibles au public (voir CEDH 20 avril 2010, Öckan et autres c. Turquie, requête no 18893/05 ou CEDH 6 juillet 2009, Tătar contre Roumanie, requête n°67021/01).
En somme, la censure de la Cour est exceptionnelle et ne s’applique qu’en cas de manquement extrême des Etats.
Pour conclure, le manque d’audace de la Cour en matière de santé et d’environnement est éloquent. Force est en effet de constater que l’approche évolutive de la Cour, n’a permis ni de protéger effectivement la santé environnementale des individus ni de s’adapter à l’urgence environnementale.
Alors qu’en matière de protection des libertés fondamentales les standards de protection dégagés par la Cour sont une référence ; en matière d’écologie, la Cour pourrait bien apprendre de certains tribunaux nationaux.