Article rédigé par Justine Ripoll, responsable des campagnes de Notre Affaire à Tous.
| Les informations contenues dans cet article sont basés sur l’excellent travail de recherche de Fabienne Jouty et Christophe Bonneuil publié le 14 Novembre 2025 “Undermining Climate Action: The Fight by European Oil Companies Against the European Carbon Tax” dans la International History Review. |
Publié au lendemain du vote du Parlement européen visant à édulcorer les ambitions de la directive sur le devoir de diligence des entreprises en matière de durabilité, sous la pression des industries européennes et américaines, un article de recherche universitaire révèle comment des stratégies de lobbying et des arguments fallacieux similaires avaient déjà été utilisés par les entreprises européennes du secteur des énergies fossiles pour enterrer le projet de taxe européenne sur le carbone au début des années 1990.
À la fin de l’année 1989, les trois principales institutions européennes avaient officiellement reconnu la menace du changement climatique et la nécessité d’une stratégie européenne pour y faire face. Le Conseil [des Ministres de l’Environnement] a souligné le rôle des instruments économiques et fiscaux « dans la modification du comportement des acteurs économiques [afin] de réduire les dommages environnementaux ».
Les dirigeants d’entreprises ont considéré que les progrès rapides du projet d’écotaxe constituaient une menace majeure pour leurs profits, ce qui a conduit au « lobbying le plus féroce jamais vu à Bruxelles ».
Sur la base d’une analyse de documents publics et de correspondances adressées aux autorités nationales et européennes par les compagnies pétrolières ou leurs organisations représentatives, l’article détaille les arguments et les stratégies discursives utilisés par les acteurs du secteur pétrolier pour plaider en faveur de « l’abandon complet et immédiat de l’écotaxe » et promouvoir leur propre définition d’une politique climatique publique efficace.
Une science incertaine
La première stratégie consistait à minimiser les avantages environnementaux de la réglementation climatique. Les compagnies pétrolières et gazières (BP, Elf, Total, ENI, Shell) ont délibérément mis l’accent sur les « incertitudes scientifiques », tout en ignorant le consensus scientifique dominant exprimé dans le premier rapport du GIEC en 1990, reflétant ainsi une stratégie visant à semer le doute. Un ancien dirigeant d’Elf a admis rétrospectivement que «oui, les compagnies pétrolières savaient (1)». Pourtant, juste avant le sommet de Rio prévu en 1992, elles tenaient un discours complètement différent aux décideurs européens.
| British Petroleum « reconnaît que de nombreuses questions essentielles doivent encore être étudiées plus en détail. Parmi celles-ci figurent deux questions fondamentales : la relation entre les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique, et l’effet d’une augmentation de la température terrestre sur les différentes régions du monde. Il existe encore de nombreuses incertitudes. Par exemple, il n’est pas encore clair que l’effet du réchauffement climatique mondial sur le Royaume-Uni serait entièrement néfaste. » – Document de synthèse de BP de 1989, soumis à la commission spéciale de l’énergie de la Chambre des communes britannique. « Il existe certes un lien entre la température et la teneur en dioxyde de carbone de l’atmosphère, mais ce lien ne permet pas d’extrapoler des scénarios plus ou moins catastrophiques sur le réchauffement climatique de la planète (…). Et surtout, il n’y a aucune certitude quant à l’impact des activités humaines, y compris la combustion des énergies fossiles. (2) » – Directeur Environnement de Total. « Avant même de prendre des décisions politiques, telles que l’adoption d’une taxe carbone, qui aurait des conséquences désastreuses et inattendues sur le plan économique, il est nécessaire d’obtenir des données scientifiquement fiables et de confirmer plusieurs points controversés, tels que le rôle des océans et des nuages dans le changement climatique (…). (3) » – Responsable du bureau Sécurité, Qualité et Environnement d’ENI. « Le monde politique soutient fortement l’idée que les émissions anthropiques sont susceptibles d’augmenter l’effet de serre et d’entraîner un certain réchauffement climatique. Mais le débat reste ouvert parmi les personnalités et les groupes faisant autorité sur les questions scientifiques fondamentales. » – Lodewijk van Wachem, PDG de Shell. |
Nécessité de mener d’autres études économiques pour explorer différentes options politiques
Le deuxième argument avancé par l’industrie des combustibles fossiles concernait le coût économique d’une taxe carbone, que le secteur pétrolier européen estimait sous-estimé par la Commission. Par exemple, l’EUROPIA (4) a réagi à la consultation de la Commission en 1991 en affirmant que « la Commission et les gouvernements nationaux devraient approfondir l’évaluation de cette option, ainsi que d’autres instruments économiques non fiscaux (par exemple, les permis négociables, les incitations, etc.) ». De plus, l’industrie pétrolière a vigoureusement mis en garde contre le fait qu’une écotaxe « unilatérale » qui ne serait pas étendue au minimum aux autres pays de l’OCDE «pourrait compromettre la compétitivité [de l’Europe]».
Le marché sait mieux que quiconque
Lescompagnies pétrolières et gazières ont fait pression pour privilégier les engagements volontaires et les instruments basés sur le marché plutôt qu’une taxe. Cette vision néolibérale était partagée par «la plupart des représentants des industries à forte intensité énergétique (sidérurgie, chimie, ciment, automobile, verre, céramique, etc.) [qui] ont manifesté (…) un vif intérêt pour une alternative non fiscale qui impliquerait la mise en place d’accords volontaires au niveau communautaire (5) ».
Jouer la carte des « énergies fossiles propres »
Enfin, un quatrième argument avancé par les compagnies pétrolières européennes consistait à promouvoir les « carburants propres » et le gaz comme solutions pour limiter les émissions. Elles ont également présenté le méthane comme « l’énergie propre de l’avenir » en 1989, alors que la Commission européenne signalait, au cours de la même période, que le gaz naturel représentait un cinquième des émissions de CO2 de la Communauté Européenne et que le GIEC identifiait le méthane comme un gaz à effet de serre important.
« Le lobbying le plus féroce jamais vu à Bruxelles »
Le secteur pétrolier européen a répété ces arguments interdépendants contre la taxe carbone et s’est impliqué dans le processus décisionnel de la Communauté économique européenne. L’industrie pétrolière a établi un front commun avec « la plupart des représentants des industries à forte intensité énergétique (acier, produits chimiques, ciment, automobile, verre, céramique, etc.) », qui représentaient ensemble les deux tiers des émissions industrielles de CO2 en Europe. Quelques jours seulement avant une réunion de la Commission, elle a déclaré que « l’industrie européenne exhorte la Commission à explorer d’autres options que les taxes pour réduire les émissions de CO2 (6) » et a publié un communiqué de presse commun pour « faire pression une fois de plus en faveur du retrait de ce projet (7) ».
Entre octobre 1991 et le printemps 1992, ENI, BP, Elf, Total et Shell, soit indépendamment, soit par le biais de leur participation commune à des organisations professionnelles, ont mené une campagne marathon pour empêcher l’adoption d’une taxe européenne sur le carbone avant le Sommet de la Terre à Rio en juin 1992.
Par exemple, en mars 1992, Elf a écrit au ministre de l’Industrie Strauss-Kahn que « l’effet de serre n’est peut-être pas le seul facteur » expliquant le réchauffement climatique et que « le chômage serait considérablement aggravé (8) » par l’écotaxe. Dans le même temps, les dirigeants de 15 grandes entreprises, dont Elf et Total, ont créé une nouvelle association professionnelle, Entreprises pour l’environnement, qualifiant ouvertement l’écotaxe d’« aberration », voire de « péché » (9). Peu après, d’éminents chefs d’entreprise français ont rencontré le Premier ministre Pierre Bérégovoy et lui ont présenté un graphique illustrant l’impact potentiel d’une telle taxe sur la compétitivité française (10).
C’est le revirement de la France, qui est passée d’un soutien vigoureux en 1988-1991 à une opposition en mai 1992, qui a finalement marqué un tournant.
La taxe européenne sur le carbone a ensuite été retirée par la Commission et n’a pas été adoptée avant la date critique du Sommet de Rio. En réponse, Carlo Ripa di Meana, commissaire chargé de l’environnement, a refusé d’y participer, qualifiant ce sommet d’« hypocrite » et de simple « blabla », avant de démissionner en juin. Cette décision a privé l’Europe de son rôle de leader à Rio, affaibli les négociations internationales sur le climat et retardé l’adoption d’instruments économiques contraignants en matière de climat.
Notes
(1) Courriel de Jean-Paul Boch à Sandrine Feydel, 22 octobre 2021, aimablement fourni par France Tv. Boch était responsable des questions climatiques chez Elf dans les années 1990.
(2) Jean-Philippe Caruette, ‘Environnement – Lucidité et Pragmatisme’, ÉnergieS, 9 (1992), 13-14.
(3) Ennio Profili, ‘Closing Remarks’, in Brian P. Flannery and Robin Clarke (eds.), Global Climate Change: A Petroleum Industry Perspective (London: IPIECA, 1992), 259.
(4) Consciente que les activités de lobbying habituelles ne suffisaient pas à empêcher « des aberrations telles que le célèbre projet de taxe sur le CO2 », l’industrie pétrolière a créé en 1990 l’Association européenne de l’industrie pétrolière (EUROPIA). Celle-ci a été formée pour défendre ses intérêts auprès de « la Commission européenne, du Parlement et, plus largement, des leaders d’opinion influents ».
(5) ‘Accords volontaires une alternative à la fiscalité. La position de l’industrie’, note from DG III (Internal Market and Industrial Affairs), 09/08/1991, HACE, BAC 443/1998 2.
(6) EUROPIA (Gilbert Portal) to M. Bangemann, 18 July 1991, HACE, BAC 443/1998 2.
(7) European Industry Urges the Commission to Find Other Solutions than Taxes for Reducing CO2 Emissions’, Press Release. CEFIC, 23 September 1991, HACE, BAC 443/1998 2; HistCom3: History of the European Commission, 1986-2000; HAEU, INT968, Interview with Laurens Jan Brinkhorst by Jan-Henrik Meyer, on 24 April 2017, p. 21.
(8) SNEA, ‘Effet de serre et écotaxe’, 20 March 1992, 1, 3 and 4, AN 19940662/9.
(9) Les citations des représentants de l’EpE sont à retrouver dans Bonneuil, ‘Genèse et abandon’, 92.
(10) Interview with Jean-Charles Hourcade, 26/10/2020, 29/01/2022, 16/12/2022.




