Le tribunal néerlandais a confirmé ce mardi 9 octobre 2018 le verdict d’Urgenda de 2015, qui conclue que l’État néerlandais n’en faisait pas assez pour protéger ses citoyens contre le changement climatique. La Cour est même allée plus loin que la précédente décision en déclarant que le fait de ne pas prendre des mesures suffisantes contre le changement climatique constituait une violation des droits de l’homme. Pour protéger la vie et la vie familiale de ses citoyens, le gouvernement néerlandais doit maintenant réduire ses émissions d’au moins 25% d’ici la fin de 2020 (par rapport aux niveaux de 1990). Cela signifie que l’État néerlandais doit réhausser ses ambitions climatiques actuelles et prendre des mesures audacieuses dès maintenant!

Cette victoire historique est également un grand pas en avant pour la justice climatique. Il renforce le combat pour la justice climatique dans le monde entier, y compris dans l’affaire climat contre Shell mené par Milieu Defensie aux Pays Bas, l’action de Klimaatzaak en Belgique, l’affaire YouthVsGov aux Etats-Unis portée par Our Children’s Trust ou l’affaire que Notre Affaire à Tous prépare face à l’Etat Français.

Ci-dessous, quelques analyses juridiques de la décision d’appel du 9 octobre 2018, par Milieu Defensie (Pays Bas), complétés, en rouge, par des passages de la décision du juge & les articles de droit y afférant :

  • Les organisations néerlandaises peuvent invoquer la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) devant les tribunaux. 

Le tribunal avait invoqué les dispositions de l’article 34 CEDH pour refuser l’admissibilité des moyens tirés de la violation de la CEDH. La Cour d’appel rappelle que l’article 34 CEDH définit les conditions de recevabilité d’une action devant la CEDH, pas l’opposabilité de la CEDH devant des juridictions nationales. La recevabilité d’une action en justice portée par une association dépend du droit néerlandais seulement.

Par ailleurs, le tribunal rejetait le droit d’Urgunda à agir au nom des générations futures. La Cour rejette cet argument au motif que les générations actuelles subiront également les effets du réchauffement climatique.


Article 34 – Requêtes individuelles

La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit.

Violation des articles 2 et 8 CEDH

Le changement climatique comporte un risque important d’atteinte au droit à la vie et à la vie privée / de famille. L’Etat a donc l’obligation d’agir et de prendre des mesures concrètes pour en prévenir les effets, pour autant qu’elles ne représentent pas un caractère démesuré pour l’Etat (“charge impossible ou disproportionnée”).

Traduction des considérants 40 et s. de la décision:

“40. L’intérêt protégé par l’article 2 CEDH est le droit à la vie; cela inclut les situations liées à l’environnement qui affectent ou menacent d’affecter le droit à la vie. L’article 8 de la CEDH protège le droit à la vie privée, à la vie de famille, au domicile et à la correspondance. L’article 8 de la CEDH peut également s’appliquer dans des situations liées à l’environnement. Ce dernier point est pertinent si (1) un acte ou une omission a un effet négatif sur le domicile et / ou la vie privée d’un citoyen et (2) si cet effet négatif a atteint un certain niveau minimal de gravité.

41. En vertu des articles 2 et 8 de la CEDH, le gouvernement a des obligations à la fois par action et omission concernant les intérêts protégés par ces articles: cela inclut l’obligation de prendre des mesures positives et concrètes pour prévenir une future violation de ces intérêts (en bref: un devoir de diligence ). Une atteinte future à un ou plusieurs de ces intérêts est présumée exister si l’intérêt concerné n’a pas encore été touché, mais risque d’être touché du fait d’un acte / activité ou d’un événement naturel. S’agissant d’une violation imminente d’un intérêt protégé par l’article 8 CEDH, il est nécessaire que l’infraction concrète dépasse le niveau de gravité minimal (voir, entre autres, Öneryildiz / Turquie (CEDH, 30 novembre 2004, n ° 48939/99) Budayeva et al. / Russie (Cour EDH 20 mars 2008, nos 15339/02, 21166/02, 20058/02, 11673/02 et 15343/02), Kolyadenko et al. / Russie (Cour EDH du 28 février 2012, nos. 17423/05, 20534/05, 20678/05, 23263/05, 24283/05 et 35673/05) et Fadeyeva / Russie (CEDH du 9 juin 2005, n ° 55723/00).

42. En ce qui concerne l’obligation positive de prendre des mesures concrètes pour prévenir de futures infractions – qui, selon la plainte, est applicable ici – la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les articles 2 et 8 de la CEDH devaient être expliqués de manière à ne pas placer ou un fardeau disproportionné sur le gouvernement. La Cour européenne des droits de l’homme a concrétisé cette limitation générale de l’obligation positive qui s’applique dans la présente affaire en déclarant que le gouvernement ne doit prendre que des mesures concrètes, raisonnables et pour lesquelles il est autorisé dans le cas d’une menace réelle et imminente, que le gouvernement connaissait ou aurait dû connaitre. La nature de l’infraction (imminente) est pertinente à cet égard. Une protection efficace exige que l’infraction soit autant que possible prévenue par une intervention rapide du gouvernement. Le gouvernement dispose d’une «large marge d’appréciation» dans le choix de ses mesures.

43. En bref, l’État a l’obligation positive de protéger la vie des citoyens relevant de sa compétence en vertu de l’article 2 CEDH, tandis que l’article 8 CEDH crée l’obligation de protéger le droit à la maison et à la vie privée. Cette obligation s’applique à toutes les activités, publiques et non publiques, qui pourraient mettre en péril les droits protégés par ces articles, et ce, à coup sûr face à des activités industrielles qui, de par leur nature, sont dangereuses. Si le gouvernement sait qu’il existe une menace réelle et imminente, l’État doit prendre des mesures de précaution pour empêcher autant que possible toute infraction. À la lumière de cela, la Cour évaluera les dangers climatiques (imminents) déclarés.”

  • Le juge a mis en exergue les faits scientifiques en matière climatique qui concluait que le changement climatique constituait une menace réelle, entraînant le risque sérieux que la génération actuelle de citoyen-nes soit confrontée à des pertes de vies humaines et / ou à une rupture dans leur vie de famille. Le juge a même confirmé que la science montre que 2 ° C ne peuvent plus être considérés comme sûrs et que 1,5 ° C est désormais considéré comme une limite de sécurité.

Traduction du considérant 44 :

“• Il existe un lien direct et linéaire entre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre, causées en partie par la combustion de combustibles fossiles, et le réchauffement de la planète. Le CO2 émis persiste dans l’atmosphère pendant des centaines d’années, voire plus.

Depuis la période préindustrielle, la Terre s’est réchauffée d’environ 1,1 ° C. Entre 1850 et 1980, le réchauffement planétaire était d’environ 0,4 ° C. Depuis lors, et en moins de 40 ans, la Terre s’est encore réchauffée de 0,7 º C, atteignant le niveau actuel de 1,1 ºC (voir le diagramme «Réchauffement de la planète 1880-2017 (NASA)», troisième diapositive présentée par Urgenda lors de ses plaidoiries). Ce réchauffement climatique devrait s’accélérer davantage, principalement parce que les gaz à effet de serre émis ne produisent leur effet de réchauffement complet qu’après 30 ou 40 ans.

Si la Terre se réchauffe à une température nettement supérieure à 2 ° C, cela provoquera plus d’inondations en raison de l’élévation du niveau de la mer, un stress thermique en raison de périodes de chaleur plus intenses et plus longues, une prévalence accrue de maladies respiratoires en raison de la dégradation de la qualité de l’air, les sécheresses (accompagnées d’incendies de forêt), la propagation croissante de maladies infectieuses et les graves inondations provoquées par les fortes pluies, la perturbation de la production alimentaire et l’approvisionnement en eau potable. Les écosystèmes, la flore et la faune seront également touchés et une perte de biodiversité se produira. L’État n’a pas contesté les affirmations d’Urgenda (en exposant ses raisons) sur ces questions ni l’affirmation d’Urgenda selon laquelle une politique climatique inadéquate au cours de la seconde moitié de ce siècle ferait des centaines de milliers de victimes en Europe occidentale seulement.

À mesure que le réchauffement climatique se poursuivra, non seulement la gravité de ses conséquences augmentera. L’accumulation de CO2 dans l’atmosphère peut amener le processus de changement climatique à atteindre un «point de basculement», ce qui peut entraîner un changement climatique brutal, auquel ni l’humanité ni la nature ne peuvent se préparer correctement. Le risque d’atteindre de tels «points de basculement» augmente «à un taux de pentification» avec une élévation de température de 1 à 2 ° C (AR5 p. 72).”

  • Attendre et se fier aux technologies à émissions négatives est irresponsable en raison de l’incertitude quant à la faisabilité et à l’efficacité de ces technologies à l’avenir. La Cour présume que l’option consistant à éliminer le CO2 de l’atmosphère avec certaines technologies à l’avenir est hautement incertaine et que les scénarios climatiques fondés sur de telles technologies ne sont pas très réalistes, compte tenu de l’état actuel des choses.
  • Le gouvernement néerlandais connaissait déjà depuis longtemps la nécessité de réduire les émissions et le danger du changement climatique, ce qui signifie qu’ils auraient dû commencer à réduire les émissions beaucoup plus tôt en raison du principe de précaution.

Considérant 63:

“Le principe de précaution, principe reconnu en droit international, repris dans la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et confirmé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Tǎtar / Roumanie, CEDH 27 janvier 2009, n ° 67021 / 01, section 120), interdit à l’État de faire valoir des incertitudes liées au changement climatique notamment (par exemple, dans le moyen d’appel n ° 8). Après tout, ces incertitudes pourraient impliquer que, du fait de la présence d’un «point de basculement» par exemple, la situation pourrait devenir bien pire que ce qui était envisagé actuellement. Le manque de certitude scientifique quant à l’efficacité du scénario de réduction ordonnée ne signifie donc pas que l’État est en droit de s’abstenir de prendre d’autres mesures. Une grande plausibilité, telle que décrite ci-dessus, suffit.”

 

Tous les arguments avancés par le gouvernement néerlandais ont été rejetés par le juge. Par exemple:

  • L’adoption de mesures d’adaptation ne retire pas l’obligation de l’État néerlandais à atténuer le changement climatique et à réduire ses émissions de CO2.
  • Les Pays-Bas n’ont pas expliqué pourquoi on devrait leur permettre d’avoir des ambitions de réduction des émissions inférieures à celles des autres pays de l’Annexe 1.

Le fait qu’il s’agisse d’un problème mondial ne signifie pas que les Pays-Bas doivent attendre que d’autres pays agissent. La Cour reconnaît qu’il s’agit d’un problème global et que l’État ne peut le résoudre seul. Toutefois, cela ne libère pas l’État de son obligation de prendre des mesures sur son territoire, dans la mesure de ses moyens, qui, de concert avec les efforts d’autres États, offrent une protection contre les dangers d’un changement climatique dangereux.

Étant donné qu’Urgenda exige un changement de politique (injonction) et non une compensation financière, la causalité ne joue qu’un rôle limité. Pour une telle injonction, il suffit (en résumé) qu’il existe un risque réel de danger pour lequel des mesures doivent être prises.

Le gouvernement néerlandais soutient que les politiques climatiques ne constituent pas un cas qui peut être étudié devant un tribunal. Le juge rejette cette affirmation en indiquant que la cour de justice est responsable du contrôle des accords et conventions (inter) nationaux applicables à l’État néerlandais.

En outre, le juge souligne que les incertitudes scientifiques ne constituent pas un argument valable pour ne pas agir, conformément au principe de précaution.

Le juge a souligné que, même si le plan actuel visant à réduire les émissions de 23% d’ici 2020 n’est pas loin de la réduction requise de 25%, la marge d’incertitude (19% à 27%) signifie qu’il est fort probable que la réduction de 25% ne sera atteinte. Cette marge d’incertitude est inacceptable et l’État néerlandais doit faire davantage pour parvenir à une réduction minimale de 25% en 2020.

La décision d’aujourd’hui constitue une victoire majeure pour le mouvement pour la justice climatique et pour les peuples et l’environnement du monde entier.

Lien vers la version en anglais du jugement

Lien vers le communiqué de presse de la Cour Néerlandaise

Lien vers le communiqué de presse de Notre Affaire à Tous

Lien vers l’article d’analyse de Notre Affaire à Tous