Ce 16e numéro de la revue de presse « IMPACTS« se concentre sur les conséquences du dérèglement climatique sur le monde du travail et sur les travailleurs les plus touchés par les menaces que pose le phénomène sur leurs activités.
Dans un récent rapport intitulé “Travailler sur une planète plus chaude : l’impact du stress thermique sur la productivité du travail et le travail décent”, l’Organisation internationale du travail a alerté qu’à l’échelle mondiale, 80 millions d’emplois seraient menacés d’ici 2030 à cause du dérèglement climatique. En premier lieu, les chaleurs vont conduire à une perte de productivité dans de nombreux secteurs, notamment dans l’industrie et l’agriculture. “2,2% du total des heures travaillées dans le monde pourraient être perdues en raison des températures élevées, selon des projections basées sur une hausse de la température mondiale de 1,5°C d’ici la fin du siècle”.
Au niveau mondial, en 2017, ce serait 153 milliards d’heures de travail qui auraient été perdues à cause des canicules, une hausse de 60% par rapport à l’an 2000. Alors que le phénomène est déjà palpable, l’étude des conséquences des vagues de chaleur sur le milieu du travail est récente. Ce n’est que dans le quatrième et le cinquième rapport d’évaluation du GIEC (2007 et 2014) que ces problématiques ont été soulevées. Entre perte des outils de travail du fait de catastrophes naturelles, accidents du travail et risques sanitaires, les menaces sur le monde du travail sont multiples.
Pour combattre les inégalités sociales climatiques et environnementales, il nous faut les connaître. C’est le sens de cette revue de presse élaborée par Notre Affaire à Tous, qui revient sur les #IMPACTS différenciés du changement climatique, sur nos vies, nos droits et ceux de la nature
Selon le “Guide pour les syndicats : Adaptation au changement climatique et monde de travail” les secteurs les plus touchés sont et seront l’agriculture et la sylviculture, très dépendants des ressources naturelles, mais aussi le secteur de la pêche, l’approvisionnement en énergie et en eau, la construction, les transports, le tourisme, ces derniers étant principalement vulnérables à cause du risque de catastrophes naturelles, et par ricochet les services d’urgence, de secours, et le monde de la santé. Enfin, les secteurs bancaires et assurantiels seront aussi de plus en plus affectés par l’augmentation de la fréquence, de l’intensité et des dégâts causés par les événements climatiques extrêmes. Côté assurances, on peut lire dans La Tribune que “le coût des sinistres liés aux catastrophes naturelles pourrait être multiplié par cinq d’ici à trente ans”, d’après l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Côté banques, un nouveau rapport de Reclaim Finance indique que les banques européennes sont « mal préparées à la perte de valeur de leurs actifs fossiles« .
Le rapport “Assessing the Implications of Climate Change Adaptation on Employment in the EU” indique que ce sont l’industrie manufacturière et les services collectifs, le commerce de détail et les loisirs qui souffriront le plus des conséquences en termes de pertes d’emplois, comptabilisant environ 100 000 pertes pour les deux secteurs d’ici 2050, puis les services aux entreprises (informatique, services juridiques, gestion des installations, etc.) et les services publics (jusqu’à 90 000 emplois perdus pour les deux), si aucune mesure d’adaptation n’est prise.
Ces difficultés et pertes d’emplois seront à la fois dues aux conséquences directes des catastrophes naturelles liées au dérèglement climatiques (tempêtes, inondations, canicules, etc) et génératrices de chocs économiques, mais aussi à une perte de productivité liée aux conditions de travail.
Pourquoi une telle réduction de la productivité au travail ? Parce qu’il a été démontré que les températures idéales pour un travail efficace devraient être comprises entre 16 et 24°C, selon le type de travail effectué. La productivité au travail a déjà été réduite depuis le début des années 2020 selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT). En effet, “entre 2000 et 2015, 23 millions d’années de vie active ont été perdues chaque année au niveau mondial en raison de ces risques”. Après la construction, c’est l’agriculture qui fait partie des secteurs d’ores et déjà les plus touchés, avec 60% des heures de travail perdues d’ici 2030.
Face à la menace du changement climatique, des chercheurs britanniques ont par ailleurs révélé dans une étude que diminuer le temps de travail permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre drastiquement, car cela conduirait à une réduction des déplacements, de la production de biens de consommation et d’envois de mails. Les chercheurs préconisent dans cette étude de réduire le temps de travail à 9h par semaine, bien loin des 36h hebdomadaires moyennes travaillées par les Européen-nes.
Outre la perte de productivité, l’augmentation des températures entraîne également une perte de vigilance, ce qui augmente les risques d’accidents du travail (chutes, manipulation de produits chimiques).
Les conséquences du dérèglement climatique, notamment la hausse des températures, l’évolution de l’environnement biologique et chimique et la modification de la fréquence et de l’intensité de certains aléas climatiques, ont un impact sur les travailleurs et les risques professionnels auxquels ils et elles font face. Elles augmentent la pénibilité du travail mais favorisent également les accidents et les risques psycho-sociaux.
A mesure que le dérèglement climatique s’aggrave, la santé et la sécurité des travailleurs sont de plus en plus mises en danger. Le “Guide pour les syndicats : Adaptation au changement climatique et monde de travail” revient sur les effets du changement climatique sur la santé et la sécurité des travailleurs. Le stress thermique, l’épuisement lié à la chaleur, les boutons de chaleur, les syncopes et les évanouissements sont autant d’impacts sur la santé auxquels les travailleurs devront faire face, notamment dans les secteurs les plus touchés.
Travailleurs : canicules, stress thermique et événements extrêmes
Les vagues de chaleur augmentent fortement la pénibilité de leur travail et les risques pour leur santé. Face à l’augmentation des périodes de canicule, le cas des travailleur·se·s en extérieur, dans les secteurs du BTP, de l’agriculture et de la restauration est révélateur car ils et elles se retrouvent en première ligne des impacts des fortes chaleurs, de plus en plus intenses et fréquentes. C’est le cas par exemple des livreurs à vélo qui livrent les repas lors de fortes chaleurs en fournissant un effort physique important sur des routes bitumées brûlantes.
Ce sont donc souvent les travailleurs les moins bien rémunérés et qui exercent les métiers les plus physiques, qui sont les plus exposés aux risques climatiques et aux événements météorologiques extrêmes et donc à des conditions de travail difficiles. Elles et ils sont aussi plus exposé-es au stress thermique qui peut mener à des coups de chaleur, c’est-à-dire à des températures qui s’élèvent au-delà de ce que le corps humain peut supporter sans souffrir de trouble physiologique. Les coups de chaleur peuvent être fatals et aller jusqu’au décès. Les risques de malaises, de blessures à cause de la diminution de la vigilance, de déshydratation, et de fatigue physique et mentale sont aussi exacerbés. Au cours des deux épisodes caniculaires de l’été 2019, dix personnes sont décédées sur leur lieu de travail, dont une majorité d’hommes travaillant en extérieur. Pendant les canicules 2020, 12 accidents du travail mortels liés à la chaleur ont été signalés par l’Inspection Médicale du Travail.
L’exposition à la chaleur peut également entraîner des complications de nombreuses maladies chroniques, notamment les maladies respiratoires, les maladies cardiovasculaires, le diabète et les maladies rénales.
Le lien entre changement climatique et exposition à des produits chimiques est aussi inquiétant. En effet, “des températures et une humidité élevées affecteraient les réponses physiologiques du corps aux agents toxiques de l’environnement. Ainsi, par exemple, une peau chaude et humide favorise l’absorption des produits chimiques”. Dans ces conseils aux agriculteur·rice·s en cas de forte chaleur, le Ministère de l’Agriculture rappelle les risques d’intoxication aux produits chimiques du fait d’une transformation plus rapide des produits phytosanitaires en vapeur et de leur plus grande absorption par l’organisme (voies respiratoires et peau).
En 2012, un rapport de l’organisation internationale du travail “Working towards sustainable development” révélait que l’agriculture était “le plus gros employeur mondial avec plus d’un milliard de travailleurs, y compris un grand nombre d’ouvriers agricoles pauvres et d’agricultures vivriers (essentiellement des femmes)”. Or, le secteur est un des plus vulnérables face au changement climatique, tout en étant à la fois un des plus émetteurs de gaz à effet de serre au monde – en 2018, il était responsable de 19% des émissions de la France selon le Haut Conseil pour le Climat.
Les agriculteurs pâtissent déjà et pâtiront de plus en plus des effets du dérèglement climatique sur leurs cultures. Les sécheresses mais aussi les cycles de développement de plus en plus précoces des végétaux mettent en danger les cultures. Le mois d’avril 2021 a été particulièrement ravageur pour les exploitations françaises, à cause d’un épisode de gel intense, juste après que des records de températures maximales aient été battus au mois de mars. Les arboriculteurs, viticulteurs et maraîchers ont été les plus durement touchés par ce phénomène qui risque des s’accentuer avec le dérèglement climatique.
Le modèle agricole doit donc être revu pour s’adapter au défi climatique et pour la souveraineté alimentaire. Dans son rapport de 2014, le GIEC alertait déjà sur la menace d’une baisse des rendements des principales cultures (blé, maïs, riz…) “de 2% par décennie si les émissions mondiales de gaz à effet de serre ne sont pas divisées par deux d’ici à 2050”. Selon les Nations Unies, 1,5 milliard de personnes, soit 600 millions de plus qu’aujourd’hui, souffriront de la faim à la fin du siècle si nous maintenons nos émissions à leur niveau actuel. L’augmentation du niveau des océans, qui pourrait atteindre près d’un mètre à la fin du siècle (et bien davantage au-delà), menace également une part importante de l’activité agricole des Etats côtiers.
En Europe, quelques exemples sont déjà visibles. En Italie, par exemple, en 2019, l’augmentation des températures a créé un fléau de punaises dévoreuses de cultures, causant des centaines de millions d’euros de pertes. Plus au nord, en Finlande, qui est un important pays producteur d’orge et d’avoine de printemps, la fertilité du sol est en baisse, car des périodes humides et sèches plus fréquentes privent la terre de nutriments, selon un récent rapport de l’Agence européenne pour l’environnement.
Paradoxalement, dans certaines régions européennes, les températures plus chaudes ont favorisé les cultures. C’est le cas en Russie par exemple, où la superficie consacrée au blé d’hiver – premier pays expéditeur de cette culture – s’est étendue grâce à l’amélioration de la qualité des semences et à la douceur du climat. Selon un document de la Commission européenne, le changement climatique pourrait également favoriser les rendements du blé et du maïs en Europe de l’Est.
Le code du travail indique que tout employeur doit prendre en considération les “ambiances thermiques”, mais il reste assez flou sur les règles à suivre lors de vagues de chaleur et aucun seuil de température maximale n’est fixé dans la loi.
Il existe bien une obligation générale du ou de la responsable, qui doit, en période de canicule ou non, veiller à la sécurité et la santé physique et mentale de ses employé·e·s, comme indiqué dans l’article L4131-1 du Code du travail. Cependant, en dehors des quelques normes précises telles que celles obligeant à fournir aux personnes travaillant en extérieur trois litres d’eau par jour ainsi qu’un abri, les autres éléments ne sont que des recommandations. Ainsi, l’Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles propose des aménagements du travail en périodes de canicules : modification des heures de travail (commencer et finir plus tôt), pauses plus régulières, diminution de la cadence du travail, arrêt des appareils électriques non nécessaires ou encore accès à l’eau. De même, dans ses rapports « Recommandations canicule », le Ministère de la Santé rappelle les bonnes pratiques aux employeur·se·s avant l’été (évaluation des risques, mise à disposition de locaux, affichage des recommandations) et pendant les vagues de chaleur (informer des risques, adapter les horaires de travail) permettant d’assurer la santé et la sécurité de leurs employé·e·s.
Dans le cas particulier des catastrophes naturelles, légalement, les salariés ont le droit avec l’accord de leur employeur à un congé non rémunéré de 20 jours par an dans la zone où il habite ou travaille.
Ainsi, il apparaît nécessaire d’adapter les conditions de travail aux nouvelles conditions climatiques. Maintenir les heures de travail habituelles pour les métiers les plus exposés, notamment pendant les heures les plus chaudes (pour les travailleurs en extérieur) ne fera que contribuer à l’augmentation des accidents du travail et à la menace sur les conditions de travail dans ces secteurs. Cette adaptation permettra également de créer des emplois : certains indices laissent à penser qu’en Europe, au moins 500 000 emplois supplémentaires seront directement ou indirectement créés d’ici 2050 grâce à l’augmentation du nombre d’activités liées à l’adaptation.
Face à ces risques, la vulnérabilité des travailleur·se·s est de plus en plus prise en compte dans les plans d’adaptation nationaux (PNACC) et par des organismes comme l’ANSES. Pourtant, il y a encore une méconnaissance des dangers liés aux coups de chaleur et à ses conséquences, à la fois pour les employeur·se·s et les employé·e·s. Ces vulnérabilités posent des questions de justice sociale et de travail décent.
Face à ces pertes déjà importantes de revenus, des citoyen-nes se tournent vers les tribunaux. En Allemagne en 2019, trois familles d’agriculteurs bio avaient lancé une action en justice, après avoir “perdu plus d’un tiers de leur récolte de millet, la moitié de leur récolte de foin« , une catastrophe pour leurs conditions de vie et leur futur. Les familles demandaient à l’Etat allemand de respecter ses propres objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2020 pour protéger les droits fondamentaux. Le recours a été rejeté par la cour administrative de Berlin, mais des enseignements peuvent en être tirés.
Une autre action en justice, le People’s Climate Case, lancée en 2018, regroupait 10 familles plaignantes d’Europe et du monde, dont plusieurs personnes voyaient leurs conditions de travail se détériorer par les effets déjà visibles du dérèglement climatique, à cause des impacts sur le tourisme, l’agriculture, le secteur forestier. Maurice Feschet, Alfredo Sendim, Maike Recktenwald et d’autres demandaient à l’Union européenne de réhausser son ambition de réduction des émissions de gaz à effet de serre, afin de protéger leurs droits fondamentaux. Leur action n’a malheureusement pas abouti, à cause d’un cruel manque d’accès à la justice en Europe.
La France est cependant plus épargnée que d’autres pays par les conséquences du dérèglement climatique à l’heure actuelle.Les travailleurs de nombreux autres pays sont – et seront – beaucoup plus touchés notamment du fait des conditions climatiques déjà existantes. Par exemple, au-delà de la chaleur, le taux d’humidité est un facteur important car il joue sur la sudation et donc les mécanismes biologiques de refroidissement du corps humains. Selon des modèles climatiques, une hausse de 2,5°C pourrait exposer plus d’un milliard de personnes à des conditions climatiques non compatibles avec le travail pendant au moins un mois de l’année. Dans une étude publiée en 2016 consacrée aux impacts de la chaleur sur le travail, le Climate Vulnerable Forum indique que les régions les plus touchées seront l’Afrique de l’Ouest et l’Asie du Sud pour lesquelles il est estimé qu’environ 5% des heures travaillées seront perdues en 2030.
- Des métiers rendus plus difficiles par l’évolution du climat
Les travailleurs les plus touchés sont d’ores et déjà les travailleurs les plus pauvres et vulnérables. Ces derniers n’ont pas le choix d’aller travailler malgré les conditions climatiques et ne sont pas protégés par le droit du travail. Ainsi, en 2015, la canicule a tué plus de 1 000 personnes au Pakistan, dont un nombre important de travailleurs précaires. Le dérèglement climatique va accentuer la pression sur ces travailleurs et les inégalités sociales.
Les métiers agricoles notamment sont rendus plus difficiles par le dérèglement climatique. La sécheresse, tout comme la montée des eaux et les fortes pluies, réduit la production agricole et impacte l’élevage. Or, l’agriculture est le premier pourvoyeur d’emplois à l’échelle de la planète. En plus des pertes de revenus liées aux évolutions climatiques, les conditions de travail se dégradent. Ainsi, les paludiers en Inde font face à une perte d’un quart de leur production par an associée à une perte de qualité (et donc une diminution du prix) du fait des fortes pluies et des tempêtes de sable. En parallèle, ils doivent travailler en plein soleil sous des températures pouvant désormais aller jusqu’à 54°C.
- Le renforcement de l’esclavage moderne
Le dérèglement climatique a un impact sur l’esclavage moderne. En rendant plus vulnérables les populations et en renforçant les inégalités, il facilite l’esclavagisme. Pour Michel Veuthey, “la traite se développe parce qu’il y a vulnérabilité. Aujourd’hui, il faudrait ainsi intégrer l’enjeu du combat contre la traite des personnes dans le cadre plus large de la lutte contre le changement climatique, car en créant des vulnérabilités, le changement climatique fait naître de nouveaux réseaux de traite”.
Selon l’Organisation Internationale du Travail, les personnes déjà victimes de discriminations et d’inégalités, notamment les femmes et les filles, sont les principales victimes et 40,3 millions de personnes sont victimes de l’esclavage moderne.
Au Cambodge, des personnes chassées de leurs terres par la sécheresse ont vu leurs dettes rachetées par des propriétaires d’usines qui les exploitent en vue d’un remboursement. Les déplacés climatiques – et leurs enfants – se retrouvent emprisonnés dans une servitude pour dette car les sommes qu’ils gagnent en travaillant sont insuffisantes pour rembourser ce qu’ils doivent. En Europe, les risques d’esclavage moderne sont aussi en augmentation, notamment pour les personnes migrantes. Ce fléau risque donc de poursuivre sa croissance avec le développement des migrations liées directement ou indirectement au dérèglement climatique.
Amnesty International a participé à la mise en œuvre de la Loi britannique de 2015 sur l’esclavage moderne relative à la transparence des chaînes d’approvisionnement, laquelle oblige les organisations qui mènent des activités au Royaume-Uni, et dont le chiffre d’affaires total est supérieur ou égal à 36 millions de livres sterling, à indiquer quelles mesures elles adoptent pour veiller à ce que les acteurs de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales ne se livrent pas à des pratiques d’esclavage moderne.